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L'histoire du risque et de l'invisible

Sometimes you are so close - it’s almost as if there’s this wavering transparent veil, and all you have to do is put your hand through it and you’re on the other side. That last moment seems like the hardest movement of your whole life : to thrust your hand through it. Patti Smith

    Je t’ai connu hier. Tu me donnes rendez-vous dans la cour à minuit. Ton ordre de la chose est d’aller en forêt cette nuit, au prix de l’ombre.
Tu me crois magique, comme d’autres avant toi, permise à l’invisible où mes yeux ne s’assèchent jamais.
    C’est ça. Pourtant, j’ai les mains liées. Tu l’as peut-être à moitié deviné. Puisque tu me veux, à en passer par l’évasion.

    Sortir de là, se rendre au chemin griffonné par la nuit, qui semble passer sous la campagne et non dessus. L’air de rien défier ma confiance, elle qui marche en funambule, marche jusqu’à l’entrée de la forêt voisine où le ciel existe encore : éteint, transparent, un ciel qu’on ne verra plus jamais, comme tous les ciels qu’il nous est permis de voir.
    Au seuil, il me semble que nous sommes des fantômes de nous-mêmes et que rien ne nous attend.
    Ta face presque neuve, ton pile parfaitement inconnu. Il est vain d’interroger l’expression de ton visage lorsque la nuit abrase les formes : mes yeux ne relient pas tes traits, à part des traits d’esprit, sortis d’un visage croisé quelques fois, trop peu de fois pour réconcilier l’ombre et le nom. Tu me fais peur en puissance. Par chance, l’instinct dévore ma conscience de te craindre, et mène la funambule les yeux ouverts, pour ne rien trahir du teint de l’étrange, qui m’éveille.

    Les mots déposés sur la zone grise en bordure de forêt ont le goût d’oracle, où les corps se disposent sans murs pour les heurter. Un pas de loup vers l’autre, un pas dans la forêt, à travers le voile invisible qui vacille au seuil, au-delà de quoi toute ombre s’éteint, là où à mesure qu’on entre on n’y voit plus. À mesure qu’on va ne se voit pas aller. Où mes yeux sondent les ténèbres au devant de moi, j’ai cru que fusent des parcelles qu’il n’y a pas lieu de voir, mais d’oublier.

   Les voiles tombent, tombent du ciel instable et nous dans l’invisible.

   Et je t’entends me demander qui aurait peur. De mon corps je ne sens plus qu’une onde plus vivante que ma peau, ma peau disparue dans le noir. De ma forme je n’ai qu’une rumeur, furtivement dérobée de mes savoirs je découvre une douce inconsistance. J’entends ton corps que j’ignore intimement mais qui avance près du mien.
    Le laser invisible de la confiance drague une allée-lumière. Une allée qui va, loin, si loin en moi qu’elle cherche sa propre origine.


Ces soirs où j’ai six ans, mon père passe au moment où les yeux sont ouverts. Souvent ses derniers mots sont les mêmes.
Tu vas tomber dans les bras de Morphée.
   Morfée dit comme un souffle dans un feuillage. Sur mes draps je guette si sa forme affleure, ourlée d’ombre, gonflée par ce souffle dont je crois apparaissent les bras, le fond d’une poitrine où je dois être, à ce moment même, tombée sans le remarquer.
   La confiance ne s’interroge pas. Mon oeil dessine par-dessus mon épaule ses traits fuyants, ses superpositions dans l’invisible. Dans les bras de l’inconnu être tombée. Et dans ces bras être inconnue, au fond du foyer qui pense me connaître. Dans ces bras sans même les toucher, se laisser. Tomber, sans être saisie.